Vers une loi belge interdisant les produits des colonies ?
Tout savoir sur la proposition de loi belgeUne proposition de loi a été déposée au Parlement fédéral le 8 novembre 2023 pour « interdire la commercialisation des produits et services qui résultent de violations graves du droit international humanitaire et des droits humains en territoires occupés ».
Une audition parlementaire s’est tenue le 17 janvier 2024 sur le texte, et a soulevé un certain nombre de questions auxquelles les experts présents ont tenté de répondre. Afin de faciliter les débats futurs autour de la proposition de loi, la présente analyse présente une série de réponses aux principales questions qui ont été soulevées dans les débats.
Objectif
Que demande la proposition de loi ?
La proposition de loi vise à interdire la commercialisation en Belgique de produits et de services dont la production et la fourniture sont étroitement liées à des violations graves du droit international humanitaire et des droits humains en territoires occupés. Ces « violations graves » vont de la colonisation à l’appropriation arbitraire de terres, en passant par la destruction de biens ou encore l’exploitation illégale de ressources naturelles présentes dans les territoires concernés.
L’objectif poursuivi par la proposition de loi est de mettre le droit commercial belge en conformité avec le droit international humanitaire et des droits humains.
La mesure équivaut-elle à une sanction ou un boycott ?
Non. Une sanction cible un État spécifique dans le but de modifier son comportement. La proposition de loi ne vise pas un territoire en particulier, mais tous les territoires occupés. Elle vise à interdire la commercialisation en Belgique de produits qui présentent un lien étroit avec des violations graves des droits humains et du droit international dans les territoires occupés, où qu’ils soient dans le monde. La mesure serait donc appliquée de manière uniforme à toutes les situations similaires. Il s’agit donc d’une mesure commerciale, non d’une sanction.
Un boycott est un « refus collectif et systématique d’acheter ou de vendre les produits ou services d’une entreprise ou d’une nation pour marquer une hostilité et faire pression sur elle » (Wikipedia). Ce n’est pas le sens de cette proposition de loi.
La proposition de loi vise quant à elle à garantir que la Belgique ne participe pas à des violations du droit international et des droits humains dans des territoires occupés. Elle vise moins à faire pression sur un Etat qu’à s’assurer que les valeurs sur lesquelles l’Etat belge est fondé soient respectées. Une telle mesure permet de dépasser la logique de double standard qui déforce la crédibilité du droit international.
Pourquoi les exportations ne sont-elles pas reprises dans la portée de la proposition de loi ?
La proposition de loi s’inscrit dans la lignée du droit européen et d’autres exemples de restrictions de commercialisation et d’importation basées sur la moralité publique. La réglementation des importations est en effet de la compétence exclusive de l’UE. La logique de la présente proposition de loi est de pallier un défaut d’action de l’UE, afin que la politique commerciale commune soit conduite dans le respect des obligations internationales de l’UE et de ses États membres
Dans la même logique, en 2007, la Belgique avait, avant tout autre pays européen, adopté une loi qui interdisait la commercialisation des produits dérivés du phoque du fait du mode de mise à mort violent et immoral de ces animaux (principalement au Canada). Elle entendait déroger à la compétence exclusive de l’UE en matière d’importation sur base de l’exception de moralité publique prévue dans l’article 24, §2, a) du Règlement importation.
Par ailleurs, le choix de ne pas viser les exportations belges vers les colonies en territoires occupés est basé sur une question de compétences. En Belgique, une proposition de loi fédérale ne peut légiférer sur les exportations étant donné qu’elles relèvent de la compétence des régions.
Pourquoi la proposition de loi ne vise-t-elle pas plus spécifiquement les « colonies » en territoires occupés ?
Premièrement, le terme de « colonie » n’existe pas en droit international. Il s’agit du terme employé pour qualifier les implantations de population de la puissance occupante dans le territoire qu’elle occupe, contraires à l’article 49 de la IVe Convention de Genève. Or ce n’est pas la seule règle du droit international humanitaire violée dans le cadre d’une occupation puisque la puissance occupante ne peut pas non plus saisir et détruire des biens dans le territoire qu’elle occupe (conformément à l’article 53 de la IVe Convention de Genève).
L’exploitation des ressources naturelles du territoire occupé par la puissance occupante est par ailleurs contraire à la souveraineté sur les ressources naturelles, attenant au droit à l’autodétermination des peuples (article 1er commun au Pacte international relatif aux droits civils et politiques et au Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels).
Fondements juridiques
Quel sont les règles de droit international applicables dans les territoires occupés ?
Plusieurs ensembles de règles de droit international s’appliquent aux situations d’occupations.
Le droit international humanitaire : il vise à faire respecter une série de normes de bases dans les conflits armés, notamment à atténuer leurs effets pour les populations civiles. L’essentiel des règles de droit international humanitaire spécialement conçues pour les situations d’occupation figurent dans la Quatrième Convention de La Haye du 29 juillet 1907, la Quatrième Convention de Genève du 12 août 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre et le Premier Protocole additionnel aux Conventions de Genève.
Le droit international général et les droits de l’homme et libertés fondamentales : en particulier le droit à l’autodétermination, le droit de propriété, et le droit à la souveraineté permanente sur les ressources naturelles.
Quel lien avec le commerce ?
Alors que la colonisation des territoires occupés, la destruction et l’appropriation de biens et l’exploitation de ressources naturelles sont proscrites en droit international humanitaire et des droits de l’homme, les produits et services qui résultent de ces activités illégales peuvent actuellement dans beaucoup de cas être importés et commercialisés en Belgique.
Le contexte qui encadre la production des produits et services par des entreprises qui opèrent dans le territoire occupé sans autorisation du peuple occupé est tel que leur importation sur le marché belge contrevient aux obligations à la fois morales et juridiques de l’Etat belge.
Sur quelles obligations de droit international repose cette proposition de loi ?
La proposition de loi est basée sur l’obligation qu’ont les Etats tiers de ne pas reconnaitre et ne pas porter assistance à des violations graves du droit international :
- L’obligation de non-reconnaissance se traduit par « l’interdiction de tous actes qui impliqueraient une reconnaissance » ;
- L’obligation de ne pas porter aide ou assistance aux activités qui contribuent directement ou indirectement au maintien ou au développement d’une situation illégale, qui se traduit par l’arrêt de toute activité économique apportant une contribution à la commission d’actes illicites.
- Les obligations de « non-reconnaissance » et de « non-assistance » ont été reconnues comme coutumières et codifiées par la Commission du droit international aux articles 40 et 41 des Articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite.
Est-ce une mesure proportionnelle ?
Pour satisfaire au principe de proportionnalité, il ne faut pas qu’une mesure alternative moins restrictive puisse atteindre les mêmes objectifs. Dans le cas de la présente proposition de loi, une mesure moins restrictive pourrait par exemple être l’étiquetage des produits issus des colonies en territoires occupés. Or le simple fait de maintenir le commerce avec ces colonies est contraire aux obligations internationales de faire respecter le droit international, de non-assistance et de non-reconnaissance des violations commises. En outre, continuer le commerce avec ces colonies, même si un régime d’étiquetage efficace existe, ne permet en rien d’assurer le respect des droits fondamentaux des peuples occupés. Ceci justifie l’adoption d’une interdiction de la commercialisation des produits issus de violations graves du droit international humanitaire et des droits humains – dont la colonisation – au regard du droit de l’UE.
Compatibilité avec le droit de l’UE
La proposition de loi est-elle compatible avec la compétence exclusive de l’UE en matière douanière et de politique commerciale ?
La politique commerciale des États Membres de l’UE est régie de manière exclusive par le droit de l’UE. L’article 3 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) indique que l’Union dispose d’une compétence exclusive dans les domaines de l’union douanière et de la politique commerciale commune.
Néanmoins, un Etat membre peut se prévaloir d’interdictions et de restrictions à l’importation sur son territoire, notamment sur base de l’exception d’ordre public ou de moralité publique prévue à l’article 36 du TFUE, ainsi qu’à l’Article 24, §2, du Règlement Importation de l’UE. La Belgique peut donc utiliser les exceptions de moralité publique et d’ordre public pour protéger les droits humains et le droit international et ainsi justifier l’interdiction envisagée. La Belgique s’est déjà appuyée sur ces exceptions lorsqu’elle est devenue le premier pays européen à interdire la commercialisation des produits dérivés du phoque en 2007. Le précédent belge a débouché sur une législation similaire à l’échelle de l’UE quelques années plus tard.
Quelle est la jurisprudence sur le sujet ?
La jurisprudence n’est pas abondante sur le sujet. Et on ne peut pas préjuger de ce que sera la décision de la Cour de justice de l’Union européenne sur la question. Mais toutes les sources juridiques consultées dans le cadre de l’écriture de la présente proposition de loi convergent pour dire que les trois exceptions permises à l’article 36 du TFUE sont suffisantes pour permettre d’établir une interdiction telle que celle prévue dans la proposition de loi.
Territoires occupés
Comment la proposition de loi définit-elle les territoires occupés ?
La proposition de loi se base sur l’article 42 de la Quatrième Convention de La Haye du 29 juillet 1907 concernant les lois et coutumes de la guerre sur terre, qui stipule qu’“un territoire est considéré comme occupé lorsqu’il se trouve placé de fait sous l’autorité de l’armée ennemie”. La proposition de loi considère qu’il y a occupation lorsqu’une puissance étrangère contrôle une partie du territoire d’un État ou d’un peuple dont le droit à l’autodétermination est reconnu en droit international.
Quels territoires peut-on considérer comme occupés ?
A l’heure actuelle, sont de facto militairement occupés les territoires palestiniens, le Sahara occidental, Chypre du Nord et les régions ukrainiennes de Crimée/Sébastopol, Donetsk et Louhansk.
La Cour internationale de Justice et tous les Etats sauf Israël considèrent qu’il est indéniable que les territoires palestiniens situé au-delà de la Ligne verte constituent des ‘territoires occupés’ au sens de la 4e Convention de Genève.
Si dans les faits le Sahara occidental est ‘occupé’ par le Maroc, cette occupation n’est que très rarement qualifiée comme telle par les institutions internationales, contrairement à celle du territoire palestinien occupé. Les juridictions européennes pourraient être amenées à se positionner sur la question du statut juridique du territoire sahraoui dans le cadre du recours introduit par le Front Polisario contre la décision du Conseil d’étendre l’application des accords économiques à ce territoire. Une telle prise de position par une juridiction internationale ou européenne n’est toutefois pas indispensable dans la mesure où l’existence d’une occupation est une question de fait.
Bien que l’UE ne reconnaisse pas la République turque de Chypre Nord, depuis l’entrée de la République de Chypre dans l’UE, les relations de l’UE avec la communauté chypriote turque sont établies avec l’assentiment de la République de Chypre. La situation chypriote est dès lors fort différente des cas sahraouis et palestiniens.
En ce qui concerne les régions ukrainiennes de Crimée/Sébastopol, Donetsk et Louhansk, l’annexion par la Russie a déjà engendré d’importantes sanctions économiques de la part de l’UE et de ses États membres. Elle ne semble pas requérir l’adoption de mesures supplémentaires de la part de la Belgique.
Etat des lieux du débat en Belgique et dans l’UE
Quel est le soutien à ce type de mesure en Belgique ?
Au fil des ans, les mesures qui, d’une manière ou d’une autre, limitent le commerce avec les colonies illégales dans les territoires occupés, et en particulier dans les territoires palestiniens occupés, ont reçu un soutien important de la part des juristes et des universitaires belges, d’une grande partie de la société civile belge et des gouvernements locaux.
Au niveau de la société civile, la mobilisation autour de cette question a été menée par la [campagne Made in Illegality Made in illegality ,] qui réunit plus de 30 organisations de la société civile belge. En 2014, la campagne a commandité une étude au Centre de droit international de l’ULB sur les obligations des Etats tiers face à la colonisation israélienne. Cette étude concluait à l’obligation d’une interdiction du commerce avec les colonies illégales en territoires occupés, basée sur l’obligation des États tiers de ne pas reconnaître ou aider à maintenir des violations graves du droit international. En février 2023, la campagne Made in Illegality a publié une tribune demandant l’interdiction du commerce avec les colonies israéliennes illégales, signée par plus de 160 universitaires, personnalités publiques et artistes belges.
En janvier 2018, le Conseil consultatif sur la cohérence des politiques en faveur du développement recommandait à la Belgique de proposer à l’Union européenne « d’exclure l’importation et la commercialisation des produits des colonies israéliennes établies dans les territoires palestiniens occupés ». Pour le Conseil, « à défaut de pouvoir identifier les produits des colonies, la Belgique et l’Union européenne pourraient décider d’exclure les produits exportés par des entreprises impliquées dans les colonies », identifiées par la base de données des Nations Unies.
Plus récemment, l’idée d’interdire le commerce avec les colonies israéliennes illégales a reçu le soutien d’une lettre ouverte signée par plus de 550 universitaires. Dans le cadre d’une initiative similaire, 16 personnalités publiques (dont Simone Susskind, Olivier Vandecasteele et David Van Reybrouck) ont écrit une lettre au Premier ministre De Croo pour demander la suspension immédiate du commerce avec ces colonies.
La ville de Gand a récemment décidé d’exclure des marchés publics les biens et services provenant des colonies israéliennes illégales et a demandé au gouvernement belge d’interdire le commerce de ces biens.
Le public belge manifeste par ailleurs un soutien relativement fort à une telle interdiction, par rapport à d’autres États membres de l’UE. Une initiative citoyenne européenne (ICE) demandant une interdiction du commerce avec les colonies illégalement installées en territoires occupés (voir ci-dessous) a ainsi reçu plus de 20 000 signatures de citoyens belges, faisant de la Belgique l’un des quatre États européens (avec la France, l’Irlande et les Pays-Bas) à avoir atteint le seuil de signatures requis pour que l’ICE soit soumise à l’examen de la Commission.
Quel est le soutien à ce type de mesure dans l’UE ?
Une initiative citoyenne européenne (ICE) lancée en 2022 demandant l’interdiction du commerce avec les colonies illégales a récolté plus de 277 000 signatures. Cette initiative suit un raisonnement juridique similaire à celui de la proposition belge. Plutôt que d’appeler à une sanction à l’encontre d’un État spécifique, l’initiative a soutenu qu’une interdiction globale du commerce avec toutes les colonies serait le meilleur moyen de garantir la conformité de la politique commerciale de l’UE avec le droit international. Elle a reçu le soutien d’organisations internationales et européennes telles que Human Rights Watch, Avaaz, Oxfam, SumOfUs (devenu Eko), CIDSE, EuroMed Rights et ECCP.
L’ICE a ensuite été soumise sous forme de pétition à la commission PETI du Parlement européen, où elle a été acceptée à la majorité, puis envoyée pour examen à la commission INTA. Cette dernière a manifesté un soutien suffisant à la proposition pour demander à la Commission européenne de procéder à un échange de vues sur la question, ce qui n’a pas encore été fait.
Bien que l’ICE ait été relancée temporairement sous la forme d’une pétition PETI, il est peu probable que le processus aboutisse à une réglementation européenne interdisant le commerce avec les colonies illégales. La Commission européenne a déjà montré son opposition à une telle réglementation, puisqu’elle a d’abord refusé l’enregistrement de l’ICE au motif qu’elle constituait une sanction et ne relevait donc pas du domaine de compétence de la Commission (cette décision a ensuite été annulée par la Cour de justice de l’UE).
Quels progrès des initiatives similaires dans d’autres pays ?
Des projets et propositions de loi similaires ont fait leur chemin dans le processus législatif en Irlande, en Finlande et au Portugal. Une résolution demandant l’interdiction des produits des colonies a également été déposée au Sénat français. La proposition belge est toutefois exceptionnelle en raison de son large soutien politique, puisqu’elle a été présentée par une coalition de 5 des 7 partis au pouvoir.
Hors de l’UE, le Chili examine une proposition de loi similaire pour l’interdiction des produits des colonies.
Lien avec le devoir de vigilance devoir de vigilance
Quelle valeur ajoutée par rapport à la nouvelle Directive européenne sur le devoir de vigilance des entreprises en matière de durabilité, et sa future application en droit belge ?
La Directive européenne sur le devoir de vigilance est une avancée importante pour mettre le commerce international en conformité avec les droits humains, mais elle ne saurait être suffisante. La cohérence du commerce avec les droits humains et le droit international demande des mesures complémentaires, dont celle demandée dans la présente proposition de loi.
D’une part, les zones de conflits et les territoires occupés sont considérés comme des « secteurs à haut risque ». Les Principes directeurs des Nations Unies recommandent aux entreprises qui y sont actives un devoir de vigilance renforcé. Dans ces zones, le risque est en effet grand de violations massives des droits humains, mais aussi du droit international humanitaire.
D’autre part, le Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme soulignait en 2018 dans un rapport sur les entreprises liées à la colonisation israélienne :
« Compte tenu du poids du consensus juridique international concernant la nature illégale des colonies elles-mêmes, et de la nature systémique et omniprésente de l’impact négatif sur les droits de humains qu’elles provoquent, il est difficile d’imaginer un scénario dans lequel une entreprise pourrait s’engager dans les activités énumérées d’une manière qui soit compatible avec les Principes directeurs et le droit international » (UN Office of the High Commissioner for Human Rights, A/HRC/37/39/, para. 41).
La présence dans les colonies israéliennes est donc en soi incompatible avec le principe même de vigilance vis-à-vis des droits humains. Les entreprises devraient donc mettre fin à leurs activités dans les territoires occupés où des violations graves du droit international humanitaire et des droits humains ont lieu. Un cadre de diligence raisonnable, même s’il met fortement l’accent sur une vigilance accrue dans les territoires occupés, donne la fausse impression que les activités commerciales dans ces territoires peuvent être autorisées par le droit international. Cela laisse place aux violations du droit international de la part des entreprises belges chargées d’évaluer ces situations, exposant inutilement ces entreprises à des litiges. Une interdiction globale de la commercialisation de produits dérivés de violations graves du droit international dans les territoires occupés, en revanche, a l’avantage de la clarté et offre une certitude aux entreprises belges.
Dans la proposition de Règlement européen sur l’interdiction des produits issus du travail forcé, la Commission européenne reconnait que, même si elle couvre les violations relatives au travail forcé, la proposition de Directive européenne sur le devoir de vigilance « ne prévoit pas de mesures spécifiquement destinées à empêcher le placement et la mise à disposition sur le marché de l’UE de produits fabriqués par le travail forcé ». De la même façon, même si la Directive et la loi sur le devoir de vigilance incluait un devoir de vigilance renforcée dans les territoires occupés, cela n’empêcherait pas suffisamment la commercialisation des produits et services obtenus à partir de violations graves du droit international humanitaire et du droit international des droits de l’homme en territoires occupés. Tout comme le Règlement européen sur l’interdiction des produits issus du travail forcé viendrait compléter la Directive sur le devoir de vigilance sur la problématique du travail forcé, la présente proposition de loi la complète sur le commerce avec les territoires occupés.
Efficacité et mise en œuvre
Comment l’interdiction proposée sera-t-elle mise en œuvre ?
Ce qui est prévu par la proposition de loi est un régime en deux temps. La loi fixera le cadre et un arrêté d’exécution sera ensuite adopté par le gouvernement. Elle ne traite pas de cas particuliers, mais établit le principe qui s’appliquera ensuite à des cas concrets par Arrêté royal. Le Roi, par délibération du Conseil des Ministres, établira ainsi :
- Une liste des territoires occupés
- Une liste des produits et services concernés
La démarche serait similaire à celle préconisée dans la proposition de Règlement européen sur l’interdiction des produits issus du travail forcé (« La Commission fait appel à une expertise externe pour fournir une base de données indicative, non exhaustive, vérifiable et régulièrement mise à jour sur les risques de travail forcé dans des zones géographiques spécifiques ou pour des produits spécifiques, y compris en ce qui concerne le travail forcé imposé par les autorités publiques » (article 11) « Les autorités douanières reçoivent des informations identifiant le produit, des informations sur le fabricant ou le producteur et des informations sur les fournisseurs du produit en ce qui concerne les produits entrant ou sortant du marché de l’Union (article 16) ».
Comment pouvons-nous garantir l’efficacité d’une telle mesure ?
La mesure proposée sera efficace à 100 % pour garantir que la Belgique respecte les obligations qui lui incombent en vertu du droit international.
L’objectif premier du projet de loi est d’appliquer correctement certains principes du droit international et de la morale. L’interdiction proposée répond pleinement à cet objectif. Les problèmes éventuels liés à la mise en œuvre de l’interdiction ne découlent pas de la législation belge proposée, mais des lacunes de la réglementation européenne. Les doutes concernant la faisabilité de l’interdiction devraient avant tout donner lieu à des efforts supplémentaires de la part du gouvernement belge pour garantir la mise en œuvre correcte des réglementations européennes, et ne devraient pas être utilisés comme argument pour rejeter la proposition. La question de la faisabilité n’a pas empêché le Parlement fédéral d’agir selon ses principes et d’approuver l’interdiction d’importation des produits dérivés du phoque au niveau national.
Le cas du territoire palestinien occupé
Quel est le volume de produits des colonies israéliennes qui arrivent sur le marché belge et européen ?
Les dernières données connues pour l’Union européenne ont été obtenues en 2012 par la Banque mondiale auprès du ministère israélien des Affaires étrangères. Les exportations de biens provenant des colonies israéliennes vers l’UE se montaient alors à 300 millions de dollars par an (soit 230 millions d’euros). Cela représentait alors 2 % de la totalité des exportations israéliennes vers l’UE. Le montant est néanmoins élevé en comparaison avec les exportations palestiniennes vers l’UE qui en 2012 ne s’élevaient qu’à 15 millions d’euros.
Il n’existe pas à notre connaissance de données sur le volume d’importations des colonies israéliennes sur le marché belge. Selon un article de la RTBF de novembre 2023, qui reprenait les chiffres de l’Agence belge du commerce extérieur, les importations en Belgique de biens en provenance du territoire palestinien occupé sont assez limitées s’élevaient à un peu plus de 2,2 millions d’euros en 2022. Un montant infime comparé aux importations en Belgique de biens produits en Israël qui, elles, se chiffraient à un peu plus de 1,43 milliards € la même année.
Quel est l’état de la politique de différenciation concernant les produits des colonies israéliennes ?
Le terme de différenciation qualifie les mesures prises par les États qui, en application de la résolution 2334 du Conseil de Sécurité des Nations Unies (2016), visent à exclure les entités et les activités liées aux colonies israéliennes de leurs relations bilatérales avec Israël. Ces mesures sont avant tout guidées par une obligation qu’ont les États de ne pas reconnaître et de ne pas prêter aide ou assistance à des violations du droit international commises par un autre État.
En vertu de cette politique de différenciation Politique de différenciation , l’Union européenne exclut d’une part les produits des colonies des bénéfices douaniers de l’Accord d’Association UE-Israël et impose d’autre part l’application par les États membres d’un étiquetage d’origine adéquat.
Dans son accord de coalition, le gouvernement belge s’est engagé à approfondir la politique belge de différenciation. Depuis novembre 2021, des contrôles renforcés ont été entrepris par les douanes et le SPF Economie pour identifier les produits des colonies entrant sur le marché belge et veiller à leur exclusion du tarif préférentiel et leur étiquetage d’origine correct.
Comment identifier un produit des colonies israéliennes ?
Le système actuel d’identification et d’indication de l’origine des produits des colonies israéliennes est défaillant. En 2005, l’Union européenne a négocié un arrangement technique avec Israël afin de pouvoir identifier les produits des colonies et garantir leur exclusion du tarif préférentiel. Selon cet arrangement, Israël veille à ce que figure le lieu de production, ainsi que son code postal. De son côté, l’UE publie une liste de codes postaux identifiés comme étant ceux de colonies et ne pouvant pas bénéficier du tarif préférentiel. Le contrôle et la charge de la preuve reposent donc entièrement sur les douanes des Etats membres qui doivent revérifier l’origine sur base de cette liste de codes postaux. Cet arrangement ne fonctionne pas puisque la responsabilité des contrôles relève de l’UE et de ses Etats membres, tandis que l’information de départ sur l’origine des produits est dans les mains des acteurs israéliens, qu’ils soient producteurs, exportateurs ou douanes. Or si l’Union européenne ne reconnait pas la souveraineté israélienne sur les colonies, qu’elle considère comme illégales, le gouvernement israélien considère quant à lui les colonies comme faisant partie du territoire israélien.
En mai 2023, la Commission européenne a introduit de nouvelles règles pour les importateurs. Ces derniers doivent désormais apposer un code (« Y864 ») sur leurs déclarations en douane pour les biens provenant d’Israël, certifiant ainsi que ces biens ne proviennent pas des colonies. Selon la Commission européenne, cette mesure facilitera les contrôles douaniers et donc l’exclusion des produits des colonies du tarif préférentiel octroyé en vertu de l’Accord d’Association UE-Israël. Elle pourra par conséquent permettre d’améliorer l’application de l’étiquetage d’origine des produits des colonies. Mais le système dépend toujours de la sincérité avec laquelle les exportateurs israéliens renseignent les codes postaux. `
En attendant, les douanes et le SPF Economie se basent sur les rapports d’organisations de la société civile pour établir une base de données de produits susceptibles de provenir des colonies et sur lesquelles exercer des contrôles renforcés.
Comment notre pays empêchera-t-il ces produits d’entrer en Belgique via d’autres membres du marché intérieur ?
En vertu de la réglementation européenne actuelle, les produits originaires des colonies israéliennes doivent déjà être étiquetés comme tels par les États membres de l’UE et sont exclus des tarifs préférentiels applicables en vertu de l’accord de libre-échange UE-Israël. Si la Belgique décide d’interdire toutes les importations de biens provenant de violations graves des droits de l’homme dans les territoires occupés, les biens en provenance des colonies israéliennes seront déjà facilement identifiables en vertu des règlements actuels de l’UE, même s’ils entrent sur le marché intérieur dans d’autres États membres. De plus, en supposant que l’interdiction belge soit compatible avec le droit communautaire, les autres États membres sont tenus de respecter le régime d’importation belge, même si ces pays appliquent eux-mêmes des réglementations différentes. Les éventuels problèmes d’efficacité ne découlent pas de l’interdiction d’importation belge, mais sont déjà présents dans la réglementation européenne actuelle et ne doivent pas être invoqués comme argument contre une réglementation plus stricte de la part de la Belgique.
Quel impact cela aura-t-il sur la politique du gouvernement israélien ?
Par le passé, le gouvernement israélien s’est opposé aux initiatives de l’UE visant à différencier les produits originaires des colonies de ceux provenant du territoire israélien. La politique d’étiquetage de l’UE a été le principal point de discorde, le ministère israélien des Affaires étrangères qualifiant la mesure de « politique » et de « discriminatoire » à plusieurs reprises. Sa principale accusation contre la politique d’étiquetage de l’UE est qu’elle singularise soi-disant Israël et ses colonies illégales, tout en ignorant d’autres « différends territoriaux » dans le monde.
La forte réaction d’Israël à la politique d’étiquetage de l’UE montre que de telles politiques ne passent pas inaperçues, même si elles n’ont qu’un impact minime sur l’économie israélienne. On peut s’attendre à ce que l’interdiction proposée par la Belgique suscite des réactions similaires, même si le fait qu’elle s’applique à tous les territoires occupés garantit qu’elle est impartiale et non discriminatoire à l’égard de n’importe quel État. A noter que la proposition de loi vise moins à faire pression sur un Etat qu’à s’assurer que les valeurs sur lesquelles l’Etat belge est fondé soient respectées.
Quel impact sur l’économie palestinienne et les travailleurs palestiniens travaillant dans les colonies israéliennes ?
Les colonies sont gravement préjudiciables à l’économie palestinienne : l’impossibilité pour les Palestiniens d’y développer des activités économiques entraine selon la Banque mondiale un manque à gagner d’environ 3,4 milliards de dollars, soit 35% du PIB palestinien.
Un argument souvent avancé contre l’interdiction des produits des colonies, est qu’une telle interdiction provoquera une perte d’emploi pour les Palestinien.ne.s qui travaillent dans les colonies israéliennes. C’est une probabilité en effet, mais la question est posée à l’envers. Sans les colonies, l’économie palestinienne pourrait se développer et les Palestinien.ne.s trouveraient des emplois « dignes ». Par exemple, une étude de la CNUCED datant de 2021 suggère que sans les colonies israéliennes et les autres restrictions résultant de l’occupation, le PIB par habitant en Cisjordanie serait supérieur de 44 %. L’occupation israélienne, dans laquelle la construction et l’expansion des colonies jouent un rôle essentiel, a coûté 58 milliards de dollars à l’économie palestinienne au cours des deux dernières décennies. De l’argent qui n’a pas pu être dépensé pour, par exemple, la création d’emplois palestiniens. Les conditions de travail des Palestinien.ne.s travaillant dans les colonies sont mauvaises. Ils ne bénéficient pas des mêmes droits sociaux (droit du travail, sécurité sociale) que leurs collègues israéliens. Leurs salaires sont bas. Leur sécurité au travail n’est pas assurée. Ils ne sont pas compensés en cas d’accident au travail, ou leur famille dédommagée en cas de décès. Leurs droits syndicaux ne sont pas respectés. Et il arrive même que des Palestien.ne.s travaillent dans des colonies israéliennes illégalement établies sur des terres qui leur appartiennent.
Enfin, il est important de souligner que la demande d’une interdiction du commerce avec les colonies israéliennes est largement soutenue au sein de la société palestinienne et des organisations de la société civile, y compris les syndicats palestiniens.